Le monde fait du bruit, la rumeur enfle, le brouhaha est immense et dans l’espace saturé on ne peut démêler les mots essentiels des mots de trop, les mots de peu des mots rares. Lorsque les artistes plasticiens s’intéressent au langage, ils l’utilisent rarement sous une forme bavarde. Au contraire, la matérialité même de leurs pratiques – peinture, sculpture, installation, photographie – implique que la parole qu’ils s’approprient et qu’ils questionnent soit réduite à l’essentiel de son efficacité.
S’arrêter sur le rapport qu’entretiennent des plasticiens au langage, voilà ce que se propose de faire Parole d’Objet, première des cinq expositions de la saison 2014, qui réunit ici cinq artistes: Berclaz de Sierre qui vit et travaille en Valais à Sierre, ville qui lui a récemment offert son prix d’honneur, Andrea Wolfensberger qui expose actuellement à la galerie Gisèle Linder à Bâle jusqu’au 22 mars, Eva T.Bony qui vit et travaille à Paris où elle est arrivée de Grèce depuis plus de 20 ans. Ils se joignent à Gilles Porret dont nous préparons la deuxième exposition personnelle ici en septembre, qui enseigne à l’ECAV à Sierre, et qui expose actuellement à la galerie TMproject à Genève, et Mariapia Borgnini, qui revient ici pour la quatrième fois, après l’exposition que le Musée cantonal de Lugano lui a consacré en 2013.
Le langage de peintre de Mariapia Borgnini s’articule autour des mots et des sonorités, des signes et des sens. Des mots jumeaux quand on les prononce et qui se séparent quand on les lit, des homophones dont les orthographes induisent des glissements de sens et de nouvelles images mentales, des mots-peinture. C’est ici que Mariapia Borgnini place son poste d’observation d’artiste et de femme. Je est un Jeu, Toi, Soi, Il en sont autant d’autres. L’introspection et l’analyse sont pour elle des outils utiles autant à sa recherche artistique qu’aux expériences qu’elle conduit en tant que psychologue avec des adolescents étrangers en phase d’intégration, au cours de workshop de « photolangage », la méthode qu’elle a crée et à propos de laquelle elle a publié plusieurs ouvrages. La peinture est un langage et le langage a besoin du souffle – Respiro – l’artiste peint des mots qui scandent la respiration nécessaire pour peindre des mots… Les peintures de Mariapia Borgnini sont presque silencieuses, ou du moins font elles le silence autour d’un mot qui résonne alors étrangement. Comme ces quatre petites lettres peintes à la feuille d’argent aux bords d’un tableau blanc: les quatre points cardinaux qui, déroulés depuis le sud, se lisent S E N O, (seno, sein en italien) quatre directions pour un monde rond comme un sein féminin.
Dans le monde de Berclaz de Sierre, les objets, les gens, les choses qui le constituent existent au moins autant pour ce qu’ils sont que par le nom qui les désigne : un label, une étiquette, un énoncé ou un nom propre, qu’il prend véritablement « au pied de la lettre ». Ainsi fonctionne la série Les Équivoques de la collection du Musée d’art de Sion, de grands portraits photographiques qui consacrent et font entrer au musée des citoyens lambda dont la seule gloire est de porter les patronymes de Léonard de Vinci, Paul Klee et Alberto Giacometti entre autres. Les noms ont donc le pouvoir de convoquer les fantômes, même parmi les objets; on en a vu la belle démonstration à la Ferme-Asile lors de l’exposition Triplex en 2013.En voici une illustration drôle et ironique avec cette photographie un peu impertinente, Michelangelo intimo, du nom d’une marque de sous-vêtements pour homme, qui confronte la portée imaginaire du nom à la trivialité de l’image. Car Berclaz de Sierre travaille dans l’écart qui se creuse entre ce qu’on entend – la littéralité des mots – et ce qu’on voit, la réalité de ce qu’ils désignent. Ces confrontations révèlent parfois une dimension troublante et mélancolique, comme les étiquettes de ces cols de polos usés qui portent des noms à faire naître des révolutions, Happy Life, Yes we can et Liberty, mais se présentent plutôt comme les dépouilles des promesses qu’elles n’ont peut-être pas su tenir… Enfin, en détourant les slogans de base de la pub commerciale, Berclaz de Sierre les détourne ironiquement à son profit dans la parodie de sa propre promotion ; ainsi, si vous-même êtes « connaisseur » ou « pas compliqué », peut-être vous sentirez-vous concerné par l’acquisition d’une oeuvre d’art qui cache pour mieux montrer, à la façon des vitrines badigeonnées, dans un geste très « pictural ».
C’est en recouvrant des livres de plusieurs couches de peinture noire que Gilles Porret leur ôte à la fois leur fonctionnalité – on ne peut plus les ouvrir – et leur identité – on n’en connait ni l’auteur ni le titre. Ce faisant, il fait basculer l’objet connu en une masse abstraite et sculpturale, sorte de stèle qui, tout en référant encore au livre qu’il fut, acquiert au passage d’autres connotations, plus rattachées au champ des arts plastiques en général et à l’univers de Gilles Porret en particulier. A commencer par le titre qui établit un rapport de complicité entre l’objet et sa définition, propre à toutes les oeuvres de l’artiste. Ici « Des couleurs et des (h)auteurs », entendez « des hauteurs et des auteurs » qui décrit assez malicieusement la réalité de ces deux installations : dressés sur deux plateaux, des livres de taille, d’épaisseurs et de hauteurs variables qui, en lieu et place d’un nom d’auteur et d’un titre, annoncent… la couleur ! Rouge, bleu, vert, gris, orange forment des lettres difficilement lisibles tant elles sont étirées, qui toutes énoncent un son court, genre Taratata, Bang, Splash et autre Paf empruntés aux onomatopées sonores des bulles de bandes-dessinées (dont Gilles Porret est grand connaisseur). On pourrait presque parler d’une transformation de genre, le contenu du livre devenu muet et sa surface donnant « un son à voir ». Aplats de couleurs vives, auto-collants pop, jeu de mots et glissements de sens, perméabilité des registres et efficacité visuelle, voilà le style de Gilles Porret à qui l’on doit aussi le joli titre de cette exposition : Parole d’Objet.
Les livres d’Eva T.Bony sont eux aussi impossibles à feuilleter mais là s’arrête la comparaison. C’est en position ouverte que l’artiste les fige entre deux épaisses plaques de caoutchouc noir, son matériau de prédilection. Et c’est dans cette matière qu’elle taille des fenêtres pour réécrire son propre récit. A partir de textes choisis dans des livres anciens dont on ignore les auteurs et les contenus mais pas les dates, Eva T.Bony tente de saisir le fil d’un discours dans lequel elle pourrait se reconnaitre. Elle convoque ainsi la bonne fortune de ceux qui, pratiquant une langue qui n’est à l’origine pas la leur, en tirent parfois, à leur corps défendant, des formules magnifiquement transgressives parce que non enracinées dans l’histoire de la langue, française en l’occurrence. Beckett et Ionesco étaient les maîtres de cette liberté. Ainsi, les fragments de phrases qu’Eva T.Bony décontexte ici deviennent un nouveau récit, un peu heurté, un peu étrange, dont le mystère, la poésie ou la force résonnent pour chacun de nous de manière aussi inédite qu’à l’oreille d’un étranger s’habituant à une langue nouvelle. Ces livres de quelques mots sont maintenant figés dans une forme hors du temps, hybrides intermédiaires entre tablette antique et tablette numérique. Les Livres-objets, volumineux, se rabattent et se déplient pour délivrer leur message, à l’exception de l’Encyclopedia Universalis close sur ses signets d’époque. Au langage des mots Eva T.Bony ajoute celui des nombres. Les nombres premiers qu’elle a inscrits à la chaux dans une installation éphémère au jardin, PROTOS SUITE– ici de 563 à 659 – sont la continuité d’un projet au long cours parti de l’île d’Andros en 2013 et qui s’énumère partout où il peut. Il fera l’objet d’une publication documentée dans trois ans, histoire d’inscrire les repères, dans l’espace et le temps, d’un fragment de sa vie face à l’infini des nombres premiers. Et l’on peut aussi marcher sur les rêves d’Eva..
Les deux belles et tournoyantes sculptures d’Andrea Wolfensberger constituent le point de départ de sa recherche sur la plasticité des mots entamée en 2009 et dont les développements les plus récents sont à voir jusqu’au 22 mars à la galerie Gisèle Linder à Bâle. Ces formes monumentales matérialisent en réalité un fragment, une demie seconde de son, dont l’onde graphique est rendue en trois dimensions. Plus qu’à la musique, Andrea Wolfensberger s’intéresse aux mots, aux textes, au souffle. Ici, un titre extrait d’un poème de Beckett (qui dit « En face – le pire – Jusqu’à ce qu’il fasse rire «) désigne une sculpture qui donne forme au son du rire de son fils. Et en face, un mot, « frau », extrait d’un poème de Barbara Koehler. En travaillant le son, qui est un matériau immatériel quoique physique, Andrea Wolfensberger rend visible la forme de son expansion dans l’espace. Et l’on voit apparaitre les formes que nous produisons sans cesse, qui ondulent, se modulent et tournoient. Et lorsque les mots se croisent, surtout s’ils sont opposés comme Yes et No ou Mine et Yours, ils forment des vagues qui soulèvent le plan, ils décrivent les remous des forces en mouvement, leurs inflexions. Cette matérialité restituée aux ondes dont la représentation est plus traditionnellement graphique va de pair avec son expansion dans l’espace, jusqu’à la monumentalité pour certaines pièces vues récemment à Zurich. Son intérêt pour la poésie sonore de l’avant-garde dada du début du XXè siècle – quelques éternuements de Kurt Schwitters par exemple transformés en un gigantesque torrent ondulatoire – relie cette recherche au champ de l’oralité bien plus surement qu’à celui de la musique.
Marie-Fabienne Aymon