Gilles Porret, 1962 Neuchâtel-Suisse
Vit et travaille à Bière, VD

PICTURE-DISC
PAROLE D'OBJET
PLATES-FORMES
PICTURE-DISC

Après une première exposition en 2009 et une participation à l’exposition collective Parole d’objet en 2014, la Fondation Louis Moret présente la deuxième exposition personnelle de Gilles Porret, Picture-Disc. Où l’on retrouve le fil rouge de l’artiste, celui qu’il déroule depuis ses débuts à la fin des 80′, autour de la captation du monde à travers la couleur. Vaste programme qui, s’il le définit d’abord comme peintre, est aussi bien traversé par des pratiques diverses: installations, objets, vidéos, performances, photographies, autant de medium qu’il a utilisés pour parler de la couleur. Mais aussi pour la faire parler, la débusquer dans les expressions du langage courant, imaginant des pièces autour des usages de la langue, Noir de monde, White Spirit, ou encore Peinture bidon, Bleu de travail..

Ce goût de la couleur s’inscrit dans une famille plus cousine de l’art construit et de l’art conceptuel que de la profusion baroque expressive, et pour baliser les contours de ses questionnements, Gilles Porret s’intéresse aux méthodes, aux règles du jeu et aux contraintes. Ainsi, a-t-il défini une palette de 11 couleurs qui apparaissent dans de nombreuses variations, l’une des plus connues étant leur déclinaison sur des palettes.. de chantier. On l’entend bien, les mots croisent ici les outils du peintre pour réorganiser une lecture du réel au pied de la lettre.

Picture Disc est une nouvelle série qui s’apparente à certaines pièces antérieures constituées par des collections d’objets. On connaissait Annoncer la couleur avec les manchettes des quotidiens, ou encore Peinture fraîche, une installation de livres dont le titre contient un terme de couleur. Ici, ce sont des titres de chansons contenant un nom de couleur qui sont collectionnés. Ce sont eux qui dès lors conduisent à l’objet qui réfère naturellement aux enregistrements, le disque vinyle.Le vinyle, objet vintage comme la plupart de ces titres, objet plat par excellence (on se souvient du titre de notre exposition en 2009, Plates-Formes), objet circulaire qui s’inscrit naturellement dans l’autre collection de Gilles Porret, celle des ronds qui parcourent tout son oeuvre sous forme de bulles, de billes et autres pastilles colorées.

Utilisés comme supports de la peinture, ces vinyles, privés de son, basculent du côté de la peinture, échangeant leur statut d’objet fonctionnel contre celui d’objet peint, représentation du disque et enseigne pour un titre. Blue Angel, Lily the Pink, Black Magic Woman…A chaque disque sa composition de couleur combinée au titre de la chanson inscrit dans une typographie exclusive. Mais le principe n’est pas pour autant illustratif. Gilles Porret échappe à la démonstration littérale du mot de couleur, cherchant plutôt à rendre la peinture à son autonomie.

Pour autant, le résultat fonctionne à plusieurs niveaux : l’effet visuel de cet objet transformé, détourné, littéralement interprété dans des registres très différents, qui vont de la plus grande simplicité des aplats jusqu’à la tentation d’un balayage pictural jusqu’alors inconnu dans la peinture de Gilles Porret, d’une part. Et d’autre part, une relation propre à l’imaginaire ou aux souvenirs de chacun, aux projections personnelles qui peuvent naître à l’évocation de ces titres de mémoire collective.

En contrepoint de cette série d’objets peints, voici 11(!) Picture_Disc encadrés qui représentent le disque vinyle sous sa forme graphique. Réalisés aux crayons noirs, ces frottages rehaussés inscrivent l’empreinte du disque en révélant la structure de l’objet, en attirant l’attention sur le détail de ses formes selon le principe de la comparaison « tous différents, tous pareils ».
Apparaissent alors des variations formelles accentuées par le dessin au crayon, donnant à voir des nuances de gris et des traces de gestes très peu fréquents dans l’oeuvre de Gilles Porret.

Picture-Disc c’est une proposition vive, très emblématique de la façon dont Gilles Porret fait de la couleur un code de lecture de la vie même. Il va la chercher partout, entre autre dans le langage, ici dans la musique, et la rend à l’espace qui devient graphique, vivant, chantant!

Mfa/09.14

PAROLE D'OBJET

Le monde fait du bruit, la rumeur enfle, le brouhaha est immense et dans l’espace saturé on ne peut démêler les mots essentiels des mots de trop, les mots de peu des mots rares. Lorsque les artistes plasticiens s’intéressent au langage, ils l’utilisent rarement sous une forme bavarde. Au contraire, la matérialité même de leurs pratiques – peinture, sculpture, installation, photographie – implique que la parole qu’ils s’approprient et qu’ils questionnent soit réduite à l’essentiel de son efficacité.

S’arrêter sur le rapport qu’entretiennent des plasticiens au langage, voilà ce que se propose de faire Parole d’Objet, première des cinq expositions de la saison 2014, qui réunit ici cinq artistes: Berclaz de Sierre qui vit et travaille en Valais à Sierre, ville qui lui a récemment offert son prix d’honneur, Andrea Wolfensberger qui expose actuellement à la galerie Gisèle Linder à Bâle jusqu’au 22 mars, Eva T.Bony qui vit et travaille à Paris où elle est arrivée de Grèce depuis plus de 20 ans. Ils se joignent à Gilles Porret dont nous préparons la deuxième exposition personnelle ici en septembre, qui enseigne à l’ECAV à Sierre, et qui expose actuellement à la galerie TMproject à Genève, et Mariapia Borgnini, qui revient ici pour la quatrième fois, après l’exposition que le Musée cantonal de Lugano lui a consacré en 2013.

Le langage de peintre de Mariapia Borgnini s’articule autour des mots et des sonorités, des signes et des sens. Des mots jumeaux quand on les prononce et qui se séparent quand on les lit, des homophones dont les orthographes induisent des glissements de sens et de nouvelles images mentales, des mots-peinture. C’est ici que Mariapia Borgnini place son poste d’observation d’artiste et de femme. Je est un Jeu, Toi, Soi, Il en sont autant d’autres. L’introspection et l’analyse sont pour elle des outils utiles autant à sa recherche artistique qu’aux expériences qu’elle conduit en tant que psychologue avec des adolescents étrangers en phase d’intégration, au cours de workshop de « photolangage », la méthode qu’elle a crée et à propos de laquelle elle a publié plusieurs ouvrages. La peinture est un langage et le langage a besoin du souffle – Respiro – l’artiste peint des mots qui scandent la respiration nécessaire pour peindre des mots… Les peintures de Mariapia Borgnini sont presque silencieuses, ou du moins font elles le silence autour d’un mot qui résonne alors étrangement. Comme ces quatre petites lettres peintes à la feuille d’argent aux bords d’un tableau blanc: les quatre points cardinaux qui, déroulés depuis le sud, se lisent S E N O, (seno, sein en italien) quatre directions pour un monde rond comme un sein féminin.

Dans le monde de Berclaz de Sierre, les objets, les gens, les choses qui le constituent existent au moins autant pour ce qu’ils sont que par le nom qui les désigne : un label, une étiquette, un énoncé ou un nom propre, qu’il prend véritablement « au pied de la lettre ». Ainsi fonctionne la série Les Équivoques de la collection du Musée d’art de Sion, de grands portraits photographiques qui consacrent et font entrer au musée des citoyens lambda dont la seule gloire est de porter les patronymes de Léonard de Vinci, Paul Klee et Alberto Giacometti entre autres. Les noms ont donc le pouvoir de convoquer les fantômes, même parmi les objets; on en a vu la belle démonstration à la Ferme-Asile lors de l’exposition Triplex en 2013.En voici une illustration drôle et ironique avec cette photographie un peu impertinente, Michelangelo intimo, du nom d’une marque de sous-vêtements pour homme, qui confronte la portée imaginaire du nom à la trivialité de l’image. Car Berclaz de Sierre travaille dans l’écart qui se creuse entre ce qu’on entend – la littéralité des mots – et ce qu’on voit, la réalité de ce qu’ils désignent. Ces confrontations révèlent parfois une dimension troublante et mélancolique, comme les étiquettes de ces cols de polos usés qui portent des noms à faire naître des révolutions, Happy Life, Yes we can et Liberty, mais se présentent plutôt comme les dépouilles des promesses qu’elles n’ont peut-être pas su tenir… Enfin, en détourant les slogans de base de la pub commerciale, Berclaz de Sierre les détourne ironiquement à son profit dans la parodie de sa propre promotion ; ainsi, si vous-même êtes « connaisseur » ou « pas compliqué », peut-être vous sentirez-vous concerné par l’acquisition d’une oeuvre d’art qui cache pour mieux montrer, à la façon des vitrines badigeonnées, dans un geste très « pictural ».

C’est en recouvrant des livres de plusieurs couches de peinture noire que Gilles Porret leur ôte à la fois leur fonctionnalité – on ne peut plus les ouvrir – et leur identité – on n’en connait ni l’auteur ni le titre. Ce faisant, il fait basculer l’objet connu en une masse abstraite et sculpturale, sorte de stèle qui, tout en référant encore au livre qu’il fut, acquiert au passage d’autres connotations, plus rattachées au champ des arts plastiques en général et à l’univers de Gilles Porret en particulier. A commencer par le titre qui établit un rapport de complicité entre l’objet et sa définition, propre à toutes les oeuvres de l’artiste. Ici « Des couleurs et des (h)auteurs », entendez « des hauteurs et des auteurs » qui décrit assez malicieusement la réalité de ces deux installations : dressés sur deux plateaux, des livres de taille, d’épaisseurs et de hauteurs variables qui, en lieu et place d’un nom d’auteur et d’un titre, annoncent… la couleur ! Rouge, bleu, vert, gris, orange forment des lettres difficilement lisibles tant elles sont étirées, qui toutes énoncent un son court, genre Taratata, Bang, Splash et autre Paf empruntés aux onomatopées sonores des bulles de bandes-dessinées (dont Gilles Porret est grand connaisseur). On pourrait presque parler d’une transformation de genre, le contenu du livre devenu muet et sa surface donnant « un son à voir ». Aplats de couleurs vives, auto-collants pop, jeu de mots et glissements de sens, perméabilité des registres et efficacité visuelle, voilà le style de Gilles Porret à qui l’on doit aussi le joli titre de cette exposition : Parole d’Objet.

Les livres d’Eva T.Bony sont eux aussi impossibles à feuilleter mais là s’arrête la comparaison. C’est en position ouverte que l’artiste les fige entre deux épaisses plaques de caoutchouc noir, son matériau de prédilection. Et c’est dans cette matière qu’elle taille des fenêtres pour réécrire son propre récit. A partir de textes choisis dans des livres anciens dont on ignore les auteurs et les contenus mais pas les dates, Eva T.Bony tente de saisir le fil d’un discours dans lequel elle pourrait se reconnaitre. Elle convoque ainsi la bonne fortune de ceux qui, pratiquant une langue qui n’est à l’origine pas la leur, en tirent parfois, à leur corps défendant, des formules magnifiquement transgressives parce que non enracinées dans l’histoire de la langue, française en l’occurrence. Beckett et Ionesco étaient les maîtres de cette liberté. Ainsi, les fragments de phrases qu’Eva T.Bony décontexte ici deviennent un nouveau récit, un peu heurté, un peu étrange, dont le mystère, la poésie ou la force résonnent pour chacun de nous de manière aussi inédite qu’à l’oreille d’un étranger s’habituant à une langue nouvelle. Ces livres de quelques mots sont maintenant figés dans une forme hors du temps, hybrides intermédiaires entre tablette antique et tablette numérique. Les Livres-objets, volumineux, se rabattent et se déplient pour délivrer leur message, à l’exception de l’Encyclopedia Universalis close sur ses signets d’époque. Au langage des mots Eva T.Bony ajoute celui des nombres. Les nombres premiers qu’elle a inscrits à la chaux dans une installation éphémère au jardin, PROTOS SUITE– ici de 563 à 659 – sont la continuité d’un projet au long cours parti de l’île d’Andros en 2013 et qui s’énumère partout où il peut. Il fera l’objet d’une publication documentée dans trois ans, histoire d’inscrire les repères, dans l’espace et le temps, d’un fragment de sa vie face à l’infini des nombres premiers. Et l’on peut aussi marcher sur les rêves d’Eva..

Les deux belles et tournoyantes sculptures d’Andrea Wolfensberger constituent le point de départ de sa recherche sur la plasticité des mots entamée en 2009 et dont les développements les plus récents sont à voir jusqu’au 22 mars à la galerie Gisèle Linder à Bâle. Ces formes monumentales matérialisent en réalité un fragment, une demie seconde de son, dont l’onde graphique est rendue en trois dimensions. Plus qu’à la musique, Andrea Wolfensberger s’intéresse aux mots, aux textes, au souffle. Ici, un titre extrait d’un poème de Beckett (qui dit « En face – le pire – Jusqu’à ce qu’il fasse rire «) désigne une sculpture qui donne forme au son du rire de son fils. Et en face, un mot, « frau », extrait d’un poème de Barbara Koehler. En travaillant le son, qui est un matériau immatériel quoique physique, Andrea Wolfensberger rend visible la forme de son expansion dans l’espace. Et l’on voit apparaitre les formes que nous produisons sans cesse, qui ondulent, se modulent et tournoient. Et lorsque les mots se croisent, surtout s’ils sont opposés comme Yes et No ou Mine et Yours, ils forment des vagues qui soulèvent le plan, ils décrivent les remous des forces en mouvement, leurs inflexions. Cette matérialité restituée aux ondes dont la représentation est plus traditionnellement graphique va de pair avec son expansion dans l’espace, jusqu’à la monumentalité pour certaines pièces vues récemment à Zurich. Son intérêt pour la poésie sonore de l’avant-garde dada du début du XXè siècle – quelques éternuements de Kurt Schwitters par exemple transformés en un gigantesque torrent ondulatoire – relie cette recherche au champ de l’oralité bien plus surement qu’à celui de la musique.

Marie-Fabienne Aymon

PLATES-FORMES

Sur la carte de géographie personnelle de Gilles Porret, le Valais occupe une belle part; le Musée d’art à Sion ouvre l’espace de sa collection contemporaine avec la monumentale Palette de couleurs de 1990, une installation efficace qui donne à voir la couleur en passant par les objets qui la contiennent: 220 bidons de peinture. Gilles Porret, dont le travail a été présenté dans différentes galeries de suisse romande et allemande, Kunsthalle et musée genevois, est lui-même très engagé dans la circulation de l’art puisqu’il a conduit plusieurs expériences de lieux d’expositions “différents”. Le dernier en date fut le célèbre Hall-Palermo à Genève, où il a organisé 22 expositions personnelles et collectives d’artistes de la scène contemporaine dont il pensait du bien; l’espace à disposition n’était autre que son propre appartement! L’idée de l’art et de la vie mêlés se retrouvent dans son œuvre qui place l’objet fonctionnel au carrefour de plusieurs lectures.

Détourné de son usage premier, dont il ouvre le champ de significations en jouant avec le langage et qu’il passe au filtre de la couleur, sa lecture du monde. Rouge jaune bleu: 3 primaires, / orange, vert, violet : 3 secondaires, / 2 autres: rose et brun / noir blanc et gris. 11 couleurs, c’est la règle de mesure de Gilles Porret. Le titre ouvert de cette exposition, Plates-Formes propose d’emblée des indices: la plate-forme est une surface plane plus ou moins surélevée, mais aussi la partie ouverte d’un véhicule, un tremplin d’idées, sans compter ce qu’un plasticien ne peut manquer d’entendre comme “forme plate”.

Deux œuvres annoncent la couleur: Bleu de travail, une sérigraphie en noir et blanc dont seul le titre fait référence à la couleur, renvoie au volume du corps autant qu’à l’aplat du cercle. Et trois petites palettes monochromes, rouge jaune bleu, déclinent les trois couleurs primaires d’où dérivent toutes les autres. La palette est un objet particulièrement signifiant pour Gilles Porret qui, en l’utilisant comme support pour sa peinture, joue avec la polysémie du mot. « Palette » désigne à la fois l’objet fonctionnel dans la manutention, la plaque mince dont se sert le peintre pour présenter ses couleurs avant de les appliquer, et finalement, le mot utilisé pour décrire une gamme chromatique.

Une palette est un parallélépipède qui ménage autant de surface que de vide, se fixe au mur comme un tableau ou s’y appuie. Posée dans l’espace, elle se présente alors comme… un chevalet de peintre! Gilles Porret peint des palettes, et c’est une éclosion de cercles variés aux couleurs de sa gamme de onze, ou encore noirs ou blancs. Des palettes aux dimensions standard arborent des pastilles parfaitement rondes et des titres qui éclatent comme des bulles –Bing, Floc– tandis que les palettes spéciales, de formats plus allongés, entrainent les cercles dans de nouvelles proportions en les étirant jusqu’à l’ovale. La forme joue alors la fusion avec son support.

La forme ronde associée à la couleur est neutre, ludique, légère et fait un monde sans angle. Les cercles plats sont devenus les figures géométriques de prédilection de Gilles Porret. Sur le papier, ils prolifèrent et se superposent jusqu’à la tentation de la profondeur. Sur une grande toile laissée brute, ils déambulent calmement en surface en présentant les onze couleurs. Plus loin, une grande composition de pastilles noires sur un fond de coulures de couleurs fait référence à cet état premier de la peinture rendue à elle-même, hors-forme.

Une monographie qui documente le travail de Gilles Porret vient de paraître, accompagnée d’une sérigraphie pour les éditions de tête, Bleu de travail au format 20 x 25 cm, et d’un entretien mené par Bernard Fibicher avec l’artiste. On y voit comment peinture, objets, installations, vidéos et actions de Gilles Porret explorent depuis 30 ans les ressources de la couleur et du langage qui l’exprime, en mesurent les applications, les écarts, la rigueur et la fantaisie.

Mfa