En 2008, la Fondation Louis Moret présentait une première exposition de Nicole Hassler, Ocean Nail Polish, où il était déjà question de couleur et de vernis à ongle.
Couleur et cosmétique sont deux mots clés qui permettent d’entrer dans le propos de l’artiste. Il y en un troisième ici et c’est le titre de notre exposition : Biographie.
A propos de la couleur, tout d’abord: la couleur est LE sujet de la peinture de Nicole Hassler. Elle recouvre impeccablement les surfaces, elle se donne à voir généreusement, elle impose sa nature, sa qualité, sa présence. Cette peinture se constitue par la seule couleur, et en cela elle s’inscrit clairement dans la tradition du monochrome, inaugurée au début du XXè siècle par l’avant-garde russe avec le Carré blanc sur fond blanc de Malévitch en 1918, et qui s’est développée et poursuivie aux Etats-Unis et en Europe jusqu’à nos jours. On n’en a jamais terminé avec la fascination de la couleur en soi, et la richesse que recèle sa contemplation. Ici même, on conviendra que l’effet produit par une toile de 1m x 2,50m recouverte d’une texture poudreuse et veloutée n’est pas de même nature que celui d’une laque brillante, miroitante, semblant verrouiller fermement la porte d’une armoire de métal. L’expérience de la couleur en soi est d’autant plus radicale qu’elle ne remplit aucune autre fonction de représentation, qu’elle ne vient illustrer aucune forme et qu’elle ne renvoie qu’à elle-même, à sa seule capacité à transformer l’espace, à caresser le regard, à captiver l’esprit par son impassible action. Pour autant qu’on se soumette à son exigence exclusive.
De la cosmétique, ensuite : Si elle se réfère à l’histoire de l’art, la peinture monochrome de Nicole Hassler se distingue par le choix du médium. Depuis les années 90, l’artiste explore les possibilités chromatiques des textures issues de la cosmétique ; un univers qui, avant d’être celui des consommateurs, est celui des chercheurs. Fonds de teint, poudres, laques à ongles et aujourd’hui ombres à paupières participent d’une technologie avancée qui passionne Nicole Hassler. De l’étonnant pouvoir de couvrance des pigments de fonds de teint à la richesse inégalable des nuanciers de vernis à ongles, ces couleurs sont utilisées par l’artiste telles qu’elles ont été mises au point par les chimistes, sans transformation ni mélange. Mais elles ne sont pas conçues pour être appliquées sur de grandes surfaces et résistent. La maitrise du geste est donc fondamentale pour obtenir ce résultat parfait. Elle implique la disparition de la main de l’artiste – pas de trace, pas de touche – pour laisser le champ libre à la seule présence de la couleur.
De la Biographie, enfin: à travers les étapes de sa démarche et de sa réflexion sur le thème de la couleur et des matériaux qui transforment, peignent ou masquent le corps et le visage humain, Nicole Hassler a tracé des voies de passage entre art et artifice. En introduisant l’univers ambigu de la cosmétique dans le champ artistique, elle donne à son travail la dimension d’un questionnement lié spécifiquement à l’apparence et à l’identité. En tant que femme et en tant qu’artiste. L’édition qui donne son nom à l’exposition, Biographie, procède d’une statistique concernant l’usage de la cosmétique dans la vie des femmes. Lu dans un article : une femme occidentale utilise en moyenne 500 substances chimiques quotidiennement pour ses soins, allant de l’hygiène aux produits de beauté. Nicole Hassler a observé ses propres pratiques, identifié et photographié 52 produits en usage dans sa salle de bain et composé, à partir de cette étrange litanie de mots latins, d’étiquetages colorés et de typographies variées, une fresque abstraite. Cachés derrière les ingrédients de leur composition, crème pour le corps, crayon à lèvres et masque purifiant ne font plus rêver, le glamour s’efface au profit d’un principe de réalité clinique. Et d’une belle efficacité visuelle.
Tout aussi réelle est la programmation du rêve autour des noms de couleurs: Out of the blue, Strawberry Margarita, Azur for sure, c’est gai, drôle, et ça désigne de sublimes couleurs. Nicole Hassler, toujours objective, les incorpore tels quels pour titrer la série de Peintures 2011 ; des armoires à pharmacie détournées de leur usage deviennent les supports d’une impeccable surface monochrome, peinte au vernis à ongles. Les petites armoires de métal troquent leur fonction contre un statut d’œuvre d’art avec l’évidence de la cohérence.
Classiques et majestueuses, les Eye Shadows sur toile se déploient comme du velours à l’échelle des murs, tandis que la série sur papier décline ses gammes telle une rangée de paupières baissées. La couleur est là et le mystère perdure.
Marie-Fabienne Aymon
Variations biographiques
Des premiers monochromes noirs aux dessins d’ombres à paupières, en passant par les tableaux de vernis à ongles, le travail de Nicole Hassler se caractérise par l’application d’une substance spécifique sur un support lisse. Ses œuvres sont comme des écrans dont les reflets se réfléchiraient à leur tour dans la culture ambiante. Conçues par l’industrie cosmétique, les couleurs mises en jeu portent donc les stigmates d’une extra-picturalité qui en dévoie profondément l’innocence. En réduisant la pratique picturale à une succession de choix opérés par le peintre, gestes et couleurs, Marcel Duchamp justifiait magistralement le bien-fondé conceptuel de sa propre pratique du readymade, laquelle reposait sur un choix plus radical et donc plus intéressant – celui d’un objet parmi d’autres. Nicole Hassler, quant à elle, choisira d’associer, plutôt que d’opposer, peinture et readymade: elle conserverait le geste et la couleur du peintre mais aussi l’objet, sous la forme d’un produit spécifique fourni par l’industrie (cosmétique), dont l’avantage est de tenir lieu également de couleur. Un choix décisif qui, d’une part, tend à assimiler la pratique picturale tout entière à une simple procédure de recouvrement, et revient surtout, d’autre part, à lui indexer de nombreuses pratiques impures potentielles parmi lesquelles, entre toutes, les soins cosmétiques. Restait à négocier la délicate question du tableau lui-même, dont on sait depuis les constructivistes qu’il est à la fois un espace symbolique et un objet. En délaissant la toile au profit de la plaque d’aluminium alvéolé, Nicole Hassler fait un pas supplémentaire vers la distanciation. Ses œuvres, certes, resteront des tableaux plutôt que des objets spécifiques (au sens de Donald Judd), parce qu’elle a choisi de conserver le jeu des rapports intérieurs et extérieurs entre l’œuvre et le support mural. Cependant, elles s’apparenteront également, dans une certaine mesure, à des readymades augmentés.
Couleur conceptuelle
« Apprenez jeunes beautés les soins qui embellissent le visage et les moyens de défendre votre beauté », conseillait Ovide dans L’Art d’aimer. Dans son ouvrage Le maquillage clair- obscur, l’anthropologue Christine Arzaroli relève l’analogie que faisaient d’illustres anciens entre l’ornementation du corps et celle du décor : « Dorures, marbre, teintures, ivoire, mais aussi les diamants venus d’Orient, les parfums et les fards (…) tout cela participe du même élan. » En transférant sur le tableau matériel les substances destinées aux soins cosmétiques, Nicole Hassler joue d’une analogie entre la surface de celui-ci et celle du corps comme vouées à l’embellissement, tout en conservant, par le choix d’une substance (ou couleur) unique par tableau, un lien avec la tradition du monochrome, rendu explicite notamment par Série illimitée (1993), une suite de douze tableaux « noir de manganèse », de formats modestes (40 x 40 cm), exempts de touche picturale apparente et ne se distinguant l’un de l’autre que par d’infimes nuances de la même couleur. Donc, le nuancier, déjà, cette invention de l’industrie. Après l’épuisement du noir, il demeurera le motif central des séries de travaux ultérieurs de l’artiste, mettant en évidence leurs liens étroits avec deux autres dimensions importantes de ce travail, la délégation et le désenchantement, dans la mesure où Nicole Hassler, d’une part, utilise des couleurs déjà élaborées et fournies par les diverses marques de produits cosmétiques, et qu’elle évite, d’autre part, dans ses compositions, d’organiser une subjective « symbolique des couleurs ». Chaque tableau est donc pensé comme une entité propre – un monochrome – au sein d’un ensemble (ou continuum) dont les limites ont été établies par des critères extra-picturaux.
Traces de soi
Qu’est-ce que la somme des produits cosmétiques utilisés par une femme est à même de révéler sur sa vie, son identité ? C’est la question posée par Biographie (2012), présentée dans le cadre de l’exposition de Nicole Hassler à la Fondation Louis Moret. Il s’agit d’une suite de cinquante-deux photographies d’autant de composants de produits cosmétiques, tous genres confondus, saisis en gros plans, d’une largeur de vingt centimètres par tirage, produits que l’artiste elle-même utilisait au moment de la conception de l’œuvre. Ces listes de composants chimiques, suites de chiffres et de lettres, se distinguent l’une de l’autre par des différences de graphisme, de couleurs ou encore de supports (verre, plastique, métal ou carton). Biographie serait une réponse à un article lu dans la presse féminine mentionnant qu’une femme ordinaire s’appliquerait quotidiennement près de cinq cents substances chimiques sur la peau. Mais elle s’inscrit également dans la continuité de Peintures 2011, une série de peintures réalisées sur des armoires à pharmacie en aluminium, également présentées à Martigny. Un accrochage complété par Eye Shadow 2013, des dessins sur papier Canson A4 réalisés avec des ombres à paupières de toutes les couleurs.
Le corps de l’artiste
Les œuvres de Nicole Hassler exhibent ce qu’elles cachent : le travail de la main, du bras, du corps tout entier de l’artiste au travail. D’un point de vue politique, on relèvera l’analogie un peu triviale avec les « petites mains » auxquelles recourent la plupart des grandes marques dont la production se délocalise. En 1995, lorsqu’elle abandonne les peintures noires pour Fonds de teint, Nicole Hassler soulignera la dimension performative de son travail: pour chaque nuance de fond de teint, elle produira à la fois un tableau et une photographie, de même format (30 x 30 cm), sur laquelle son visage apparaît recouvert du fond de teint en question. Tour à tour sujet et objet, le corps de l’artiste garde en mémoire les paysages traversés, les visages observés. En témoigne Compact Powder (2002), une série de douze tondi correspondant au souvenir que l’artiste a conservé du teint spécifique de douze femmes rencontrées durant un séjour à Berlin. Un travail équivalent, Lui, qui obéit à d’autres règles et motivations, fut réalisé la même année. Dans l’oeuvre de Nicole Hassler, le corps, qu’il soit thématisé comme paysage (photographies de torses), comme surface ou comme étendue (tableaux), s’implique dans un dédale de substitutions, de traces, de projections que l’artiste organise en fonction de sa double position d’artiste et de femme. Une position qu’infiltre à son tour une notion aussi décisive que difficile à déterminer, la mode, dont la dépendance à un contexte spatial et temporel spécifique permet de faire le lien avec la performance. En atteste une pièce comme Geneva, réunissant cent petits tableaux (10 x 5 cm) de vernis à ongles résultant d’une séance de shopping. L’artiste a décidé de la proportion des couleurs dans la composition en fonction de leurs statistiques de ventes, à Genève, à un moment donné. Or, « si je refaisais cette pièce aujourd’hui, les couleurs seraient totalement différentes », affirme-t-elle. La plasticienne a également réalisé plusieurs vidéos, dans lesquelles elle se met en scène dans diverses postures nonchalantes et toujours en lien direct avec l’univers cosmétique.
Gauthier Huber, in Kunstbulletin 10/2013