CIAO MUDDY PLAIN

Valentin Carron expose à Martigny, dans sa ville au creux du coude du Rhône qu’il n’a pas voulu quitter, même si sa carrière est internationale. Depuis 2000 il a présenté une série d’expositions très remarquées, de la Kunsthalle de Zurich au Swiss Institute à New York. En 2009 il installe une croix monumentale sur la Messeplatz dans le cadre d’Art Basel – une image très médiatisée – en 2010 le Palais de Tokyo à Paris lui consacre une exposition personnelle et en 2013, il représente la Suisse à la Biennale de Venise. Cette année 2014, il a présenté une exposition à la Kunsthalle de Berne, en prépare une autre pour sa galerie de New York, tandis que la Galerie Eva Presenhuber à Zürich présente parallèlement son exposition, dont le titre fait écho à la nôtre, Ciao Muddy Plain!

S’il lance un adieu métaphorique à la plaine boueuse, Valentin Carron reste en Valais. Il en a diffusé l’image vernaculaire, débusqué les clichés, travaillé les standards à travers une pratique qui s’est nourrie de cette appartenance. Des croix, un tracks, un ours de bucheron, des pergolas et des crépis.. qui d’autre que lui pouvait ainsi paraphraser les signes qui identifient son territoire ? Qui aurait pu se saisir des fragments hétérogènes de cette culture alpine pour en faire le sujet d’un portrait complexe ? Entre fascination-rejet-fascination-attachement et encore fascination, il n’a cessé de regarder les objets et les symboles qui ont construit le mythe de la montagne, de se les approprier comme autant de formes sculpturales pour en dégager la pesante beauté autant que se dégager de leur emprise insistante.

Valentin Carron ne pratique pas un art plaisant et son exigence est élevée. Depuis quelques années, son intérêt s’est porté sur l’histoire de l’art, du design et de l’architecture. Une histoire des goûts et des regards dans laquelle il puise des pièces dont il s’approprie les formes qu’il remet en lumière, telle la croix de l’église d’Hérémence – une architecture de style brutaliste – installée dans les jardins des Tuileries à Paris en 2013. En modifiant le contexte de sa présentation, en actualisant la date de sa fabrication, en se distançant de la notion d’œuvre originale par la duplication et l’usage du faux matériau – faux bois, faux métal, fausse pierre – il donne une vie nouvelle à une œuvre un peu délaissée.
C’est ce qui est arrivé à L’Oiseau Fou, une sculpture de Marco Pellegrini, artiste disparu à 43 ans en 1978, installée depuis des décennies sur la pelouse du Manoir de Martigny. La voilà ici, mystérieuse comme un sphinx de science-fiction, dans la version de Valentin Carron qui est, autant qu’une sculpture, un geste, un regard, une renaissance, une re-connaissance. Un soin.

Avec une série de six petites peintures dans la ligne de la récente exposition de la Kunsthalle de Berne, on aborde une esthétique graphique issue des années 50. Il s’agit de compositions provenant des couvertures de livres, des éditions du type La Guilde du livre, que Valentin Carron collectionne et qu’il transpose en peinture. Le transfert est volontairement rude : une bâche colorée – un support bien connu dans l’art depuis les années 60 – tendue sur un châssis de tuyauterie visible qui fonctionne aussi bien comme cadre. Et l’emploi d’une peinture de sérigraphie au séchage très rapide qui brûle la surface de la bâche et se fond à sa texture, rappelant un peu les mixions des composants de la fresque. Le support oppose sa résistance à un rendu de qualité, la peinture restera là, dans cet embarras… Dans sa nudité aussi, un peu tremblante et déformée par les imprécisions d’une réalisation à main levée, au rétroprojecteur et avec la vibration du train de marchandise qui passe devant l’atelier.. Un dessin au feutre, une seule couche de peinture, pas de hiérarchie fond-forme, tout est visible, tout est donné. L’attention est dirigée sur la peinture en soi plutôt que sur le motif qui en est le prétexte ; la preuve par cette double variation sur un même thème. Le tout fait une série pleine de mélancolie.

Ainsi le beau, le laid, le banal, le sublime, le lourd et l’élégant ne sont pas des catégories exclusives pour Valentin Carron. Elles coexistent et elles s’accommodent de son approche du réel. L’oubli, la désuétude, la solitude, comment y parer ou les réparer, voilà plutôt ce qui sous-tend ses choix. C’est une dernière chance pour Jacky, sa jambe à la chaussette trouée, que ce vase-portrait qui mêle terriblement le désir de grâce et l’abandon.

Dehors, devant le façade de la Fondation Louis Moret, Scruffy Mechanics, Grey Benche, est une sculpture fonctionnelle, simple et élégante; c’est la réplique d’un banc des architectes Haefeli Moser et Stieger, l’un des plus importants bureaux suisse du XXè, dont l’original se trouve dans les jardins de l’Hôpital universitaire de Zurich. Un don fait par l’artiste à la Fondation Louis Moret, qui propose une halte aux visiteurs et, dans son style direct et clair, offre son assise. Là encore, la question des matériaux utilisés pour la réplique – un béton façonné fausse pierre – renvoie au titre désenchanté qui parle d’une mécanique déficiente, d’un processus arrêté. Peut-on encore tailler la pierre aujourd’hui ? Sait-on encore faire un coffrage en bois comme utilisé dans l’architecture brutaliste des années 60 ? Le progrès oeuvre-t-il à la disparition des savoir-faire en les remplaçant par les faux matériaux ? En cela, l’œuvre de Valentin Carron ne serait-il pas aussi l’aveu d’un doute tenace, un combat perdu d’avance face à la puissance de l’histoire de l’art, des formes et des savoirs ?

Peut-être.. mais en quittant Martigny, ne manquez pas de tourner trois fois autour du plus pertinent des giratoires qu’on puisse imaginer. Valentin Carron y a installé une sculpture dont la forme contournée évoque le faste des colonnes torses du Bernin à la basilique St.Pierre du Vatican autant que l’inexorable mouvement de la vrille du pressoir, tout en accompagnant le corps et le regard de l’automobiliste dans sa spirale. Il y a là toute son intuition..

Marie-Fabienne Aymon