Jean Scheurer
Né en 1942 à Lausanne
Atelier à Chavannes-près-Renens
Membre fondateur du groupe Impact.

ETC...
ZONE GRISE
NOIR CLAIR
PEINTURES DE DROITES
GEOMETRIES DOUTEUSES
ETC...

 

ETC…, les peintures de cette nouvelle série se suivent, s’engendrent et se reforment en un flux continu, une vaine tentative d’épuiser les variations du flou et du net, de saisir le souffle d’un paysage possible qu’on pourrait avoir vu entre les pans opaques de la géométrie. Car il faut peu d’indices à l’oeil humain pour recomposer un espace où exister. Ici, le geste doux, le pinceau souple et l’art du peintre font naître des mouvements d’air, des nuées grises, des buées célestes qui reconduisent au souffle, aux lueurs, à l’eau dans l’air ou aux fumées qui s’exhalent, toutes images nées de notre expérience de la métamorphose et de l’immatériel.

Ces mouvements informels, lents et translucides, le disputent sur la toile même à des pans gris et neutres, des surfaces impassibles dans leur caractère plan, opaque et géométrique. Il faut pourtant observer leur potentiel de fantaisie et d’imprévisibilité tant ils varient en dimension, en nombre et en position sur la toile. Et ces volets voyageurs se déplacent sur les toiles carrées, en retaillant au passage l’ouverture des fenêtres avec vue sur l’espace flouté. Lorsqu’ils se démultiplient et s’amaigrissent, ces panneaux gris vont jusqu’à retrouver un caractère de ligne, un motif récurrent dans la peinture de Jean Scheurer. Dès lors, c’est sur le mode du rythme que se mettent à vibrer les toiles.

L’inclinaison des axes, ces légers biais qui semblent s’immiscer dans quelques peintures pour en perturber l’équilibre – on sait que Scheurer aime se contredire – participe de cette vision syncopée. Elle est à son comble dans les toiles colorées où des dizaines de lignes éclatantes dansent en rang serré une gigue frénétique pour l’oeil. Et l’on voit ici comment la force de la verticalité contient, sans les contraindre, les lignes dissidentes qui versent à droite et à gauche sans jamais déclencher le chaos.

Sans début ni fin, ces peintures semblent dérouler une partition linéaire qui défilerait dans le champ de la toile. En cela, elles s’opposent à trois peintures noires, trois fenêtres carrées ouvertes sur la nuit. On y distingue des mouvements qui ne sont ni remontés des brouillards, ni marqués de l’opacité, mais un passage paradoxal, en profondeur, vers une obscure clarté.

 

Marie-Fabienne Aymon

ZONE GRISE

Deux vérités s’approchent l’une de l’autre. L’une de l’intérieur / l’autre de l’extérieur / et on a une chance de se voir en leur point de rencontre.
Tomas Tranströmer

Après Géométries douteuses, Peintures de droites, Noir clair, voici Zone grise. En reprenant les titres des quatre expositions que la Fondation Louis Moret a consacré à Jean Scheurer en l’espace de 10 ans, en croisant noms, adjectifs et paradoxes, on peut entendre ici, simplement exprimés, les fondamentaux de cette peinture, ce qui en constitue la nature, duelle : construction, droite ligne, ordonnancement et répétition – souffle, écart, tentation. Chez Jean Scheurer, le noir peut être qualifié de clair, la géométrie peut douter de ses théorèmes et flirter avec la zone, les peintures se dire de droites – une pirouette homonymique eu égard aux idéaux libertaires du groupe Impact dans les années 70’s – . Il désamorce les certitudes avec malice et, partant, ouvre un champ plus réaliste, et non-dogmatique, sur des vérités qui s’avèrent multiples; la peinture peut aussi tenir lieu de manifeste pour la diversité, celle qui réconcilie les contraires, cultive l’austérité joyeuse et le droit à la contradiction.

Bienvenue donc dans cette Zone grise, c’est à dire ni noire ni blanche, ou peut-être noir clair, dans cet entre-deux qui n’hésite pas à ne pas choisir et qui explore en thème et variations les nuances infinies de cet état intermédiaire. Dans cette exposition, une vingtaine de toiles d’une grande qualité, d’une grande attention à ce qui est donné à voir, ouvrent des espaces indéfinissables sans rien raconter. Plus ou moins claire ou sombre, opaque, fluide, frémissante, libre ou contenue dans un filet de lignes aux bords invisibles, c’est la surface de la peinture dans sa nudité grise, lumineuse, presque limpide, c’est son austère sensualité, ses flous et sa précision, l’infinité de ses variables qui tiennent tête à tout récit. Sans jamais s’écarter de la référence à l’ordre orthogonal de base – horizontales et verticales qui sont les conditions objectives de la toile elle-même – la peinture s’organise plus ou moins librement dans la grisaille. Ce mot, en histoire de l’art, désigne une technique de peinture associée au clair-obscur, des gammes ton sur ton comme Giotto a pu les pratiquer au XIVè siècle, dans un parti-pris d’austérité religieuse. Non pas que Jean Scheurer soit dans la contrition – on lui connait des séries de peintures orange acidulé, des suites bleues, tranchantes comme la lumière de midi sur un lac, des passages de jaune fulgurant – mais il y a chez lui quelque chose de la figure du moine. La persévérance, un engagement inconditionnel, la fidélité : il s’agit de redéfinir sans faillir un espace pictural qui témoigne de cette condition qui ressemble au réel, la structure, la règle du jeu, le principe fondateur et la tentation de la frange, quand la ligne droite s’effiloche et qu’un souffle l’émancipe. Zone grise explore cette tranquille incertitude.

Marie-Fabienne Aymon

NOIR CLAIR

Après Géométrie douteuse en 2003, Peintures de droites en 2007, voici Noir clair, un autre titre à la manière de Jean Scheurer, une façon de dire que rien n’est jamais ni tout noir, ni tout blanc. Ce n’est pas que sa peinture soit approximative, bien au contraire. Elle est précise et lisible, les droites y sont très droites, les aplats impeccables, les rythmes tendus, les formats constants. Il y a une base solide construite sur des faits visuels, en rapport avec l’identité physique des éléments de la peinture : un carré est une forme neutre et équilibrée qu’une simple ligne traversante, horizontale ou verticale, peut dramatiser en créant deux formes, puis plusieurs, puis une multitude, un rythme, une musique. On a vu ainsi se développer des séries de toiles produisant, dans leur suite, une vibration optique, comme une onde musicale se propage. On en retient que la peinture de Jean Scheurer s’identifie bien avec l’infini des variations, comme dans la nature deux flocons ne seront jamais identiques, ni deux êtres, ni deux instants. Voilà une sorte d’exploration de la loi de l’impermanence au cœur même de l’image fixe.

Ainsi de ces cinq peintures aux carrés noirs, si ressemblantes et pourtant… Opérant un rétrécissement du format même de la toile, le carré noir peint est une surface de silence profond, une fenêtre ouverte sur la nuit du monde, la présence de toutes les couleurs ensemble dans l’absence de lumière (et encore, on sait depuis Soulages que le noir peut être une surface de lumière, et avant lui Malevitch en révélait la toute puissance). La différence entre chacune de ces peintures est le cadre peint autour des carrés, balayages gris, clairs, vivants, subjectifs, un peu flous, qui émargent et qui affûtent les points de vue. Peu de chose ? En effet, mais assez pour faire vibrer l’individualité de chacun ; tous différents, tous pareils. Beaucoup d’humanité.

Retour aux lignes : doit-on appeler « ligne » tout ce qui est étroit et « surface» ce qui est large ? Quand est-ce qu’une ligne cesse d’en être une ? Il y a, dans les peintures de Jean Scheurer, un jeu sur cette ambiguïté qu’il traite par une mise en à plat, et cela au moyen de la couleur. Le noir, le blanc, les orange, les gris, les jaunes, autant d’avancées et de reculades pour l’œil stimulé mais aucun point d’accroche spécifique tant la distribution, la question de la quantité des couleurs, est maîtrisée. Et l’œil voyage, y compris sur les tranches peintes des toiles, et sur le mur blanc qui s’incorpore entre deux peintures rapprochées.
A ce jeu de construction se mêle les toiles traversées de transparences, de délavés et de franges. Sans que la rigueur de la construction disparaisse jamais, Jean Scheurer introduit un geste qui s’étend, sous-tend, glisse sous le filtre de la géométrie. Ou effiloche les bords nets d’une surface. Le souffle, le hasard, le doute fécond confirment les règles.

Mais là, sur un diptyque, juste pour se contredire, c’est à la règle qu’il conteste la règle ! La diagonale fait irruption dans ce vocabulaire orthogonal, passe d’un petit carré brossé à un autre, grand, solide, pour y planter bien net la flèche de l’intranquillité. Rien n’est sûr, tout peut arriver. Noir clair…

Marie-Fabienne Aymon

PEINTURES DE DROITES

Après les Géométries douteuses exposées en 2003 à la Fondation Louis Moret, voici les Peintures de droites. Connaissant Jean Scheurer, membre fondateur du groupe Impact actif et engagé sur le front de l’art à Lausanne dans les années 70’, on ne doute pas que ce titre soit doucement ironique. Et comme toujours avec ceux qui ont le goût du double-sens impassible, il est aussi à prendre au pied de la lettre. Car il s’agit bien de peintures de droites qui se déclinent horizontalement et verticalement sur des toiles de format carré. La simplicité de ces données est elle aussi trompeuse; elle ne dit rien de l’infinie complexité des variations possibles partant de l’énoncé d’une figure première de la géométrie – une droite – ni surtout du fait qu’elle suffit à elle-seule à poser les questions essentielles et troublantes de la peinture.

Jean Scheurer fouille ce territoire sans limite, qui, à travers la seule répétition d’un geste – de haut en bas – et la déclinaison de différentes séries sur ce même principe – toutes Sans titre hormis la Série noire – pose inlassablement la question de l’espace du tableau. Ou comment il se construit, se rassemble ou se disperse, s’expanse ou se rétracte au moyen de la lumière et parfois de la couleur, et comment enfin cet espace produit du rythme, une cadence pour l’œil qui regarde.

Ainsi, pour tenter de repérer les caractéristiques des peintures de cette exposition, on peut retenir trois propositions à l’œuvre:
– Une série organisée comme une trame qui se densifie autour d’un “noyeau”, un centre très sombre. Elle résulte des successions de lignes de gris de valeurs différentes, de largeurs variables, dont les croisements produisent d’autres gris et d’autres figures – des carrés et des rectangles – et qui en s’accumulant, produisent une figure large, géométrique et irrégulière, comme un carré frangé. Le noir est réputé creuser l’espace; ici, la vibration des gris qui le constituent le retient à la surface et le fait palpiter. Sur ces toiles aux gris translucides qui repoussent la lumière jusque sur les cotés et la tranche du tableau, apparaissent parfois une ou deux droites complètement opaques qui recouvrent délibérément tout ce qu’elles traversent.

– Ce sont ces droites nettes et tranchantes, grises, jaunes, blanches, que l’on retrouve émargées aux bords extrêmes d’une autre série de toiles d’un noir très dense, dont on peut tout juste deviner la construction en réseau. Sur ces grands formats, les côtés d’un carré noir luttent avec les découpes incisives des bords lumineux du tableau. La petite Série noire, titre en connivence avec Max Ernst qui dessina la couverture de la fameuse collection de polars chez Gallimard, dont Scheurer est friand, est tout aussi radicale. Le carré noir est systématiquement retaillé par les bords, et lorsqu’on garde à l’esprit le principe de la trame, on décèle ici une variation sur l’absente.

– Enfin, une trame se déploie entièrement, dans ses deux sens et régulièrement sur toute la surface, sans commencement ni fin, comme un fragment mélodique qui module de l’ombre, de la lumière et un rose orangé fruité sur toute sa surface.

En contrepoint de ces thèmes, des toiles de petits formats les déclinent en infiltrant la règle du jeu des droites par l’irruption de coups de pinceau, de flous passagers, de pastilles itinérantes, et même quelque part, il faut le chercher, un unique et minuscule triangle.

Les Peintures de droites expriment une position artistique et un vrai point de vue. Elles parlent de la répétition des faits, les énoncent dans les gestes mêmes et les rejouent, toujours différentes. Jean Scheurer les produit sans jamais s’emporter mais en n’oubliant pas de respirer, de douter, et de sourire des sens cachés.

Marie-Fabienne Aymon

GEOMETRIES DOUTEUSES