Sophie Bouvier Ausländer, 1970
Vit et travaille à Lausanne, CH.

Avalanche
PARIS-MARTIGNY, PARCE QUE LA CARTE EST PLUS IMPORTANTE QUE LE TERRITOIRE
ORIGINEL
PAPIERS
Avalanche

L’exposition de Sophie Bouvier Ausländer s’intitule Avalanche ; c’est aussi le le titre de d’un ensemble de peintures de différents formats ; Plastein est une installation de 42 sculptures et Baiser chinois, une petite suite d’aquarelles. De quoi s’agit-il ? Que dit ici le mot « avalanche » qui désigne autant un phénomène météorologique que l’idée plus générale d’un déversement, d’un recouvrement ?

Avalanche est à prendre dans ces deux sens. Car la géographie, et plus précisément la cartographie, est une composante de longue date des questions abordées dans le travail de Sophie Bouvier Ausländer, quoique sous des formes assez variées. Le territoire, la frontière, la représentation du monde, l’usage même de son patronyme qui lui a inspiré de nombreuses œuvres depuis les années 2000 intitulées Ausland, tous ces questionnements passent de près ou de loin par la cartographie.

Quant à la notion de recouvrement induite par le mot « avalanche », elle rejoint de la manière la plus directe le geste lié à la peinture. La peinture, avant d’être ceci ou cela, est le recouvrement d’une surface par de la matière.

Ici, les surfaces sont des cartes routières dépliées de façon à constituer un support dont les plis restent visibles, forment un quadrillage au léger relief, signalant aussi leur nature d’objets utilitaires. Ces cartes sont plus ou moins anciennes, d’échelles diverses, parfois réunies à plusieurs, et elles couvrent des territoires variés, terre, mer, agglomérations dans différentes contrées dont la localisation est ici superflue. Car le propos ne contient pas d’anecdote ni d’histoire personnelle mais interroge plutôt la carte en tant que représentation du monde, ce qui la rapproche de la peinture, alors même qu’elle est faite pour penser un espace en relief. Elle obéit donc à un système codifié en deux dimensions qui renvoie à la réalité d’un monde en trois dimensions.

Or, peindre sur une carte, c’est d’emblée la priver de sa fonctionnalité en masquant les indices qui permettent son déchiffrement. Mais dès lors que Sophie Bouvier Ausländer accomplit cela, elle fait aussitôt le chemin inverse. Comme après une Avalanche qui aurait recouvert ce territoire en en modifiant les repères, elle s’applique à dégager les signes enfouis sous la peinture à travers un protocole de gestes répétés. Des lignes régulières, serrées, systématiques, qui viennent gratter et ôter la peinture. Ces mouvements de dégagement, les écailles de gouache qui sautent sous le poinçon, s’apparentent au quadrillage systématique d’une zone sinistrée. Ainsi se réapproprie-elle symboliquement et pratiquement la surface, sillonnant la croûte et révélant des fragments de la carte dans une forme de reconstruction du monde. Et ce qui redevient visible, par transparence, à travers les fentes ou les éclats, est un réseau sous-jacent qui évoque un système veineux, des structures d’irrigation, des voies de circulation qui renvoient au corps. Les territoires du corps s’apparentent aux territoires du monde, et au-delà des différences d’échelles, se confondent au profit d’un principe commun, un principe de vie. Nous revoilà au carrefour d’une préoccupation récurrente dans la réflexion de Sophie Bouvier Ausländer.

C’est dans un même mouvement de rapprochement des polarités qu’il faut lire Plastein, une installation de sculptures dont le titre évoque autant la plastiline, matière qui intervient dans leur fabrication, que la plasticité de ces volumes ductiles, portant les empreintes des mains de l’artiste qui les a pétris. Ces éboulis répandus au sol dans un mouvement dynamique, comme le contrepoint minéral d’une précédente série de sculptures de nuages, représentent eux aussi une tentative de conciliation, celle du dessin, un aplat, et de la sculpture, en volume.

Recouverte de mine plomb, crayonnée en tous sens, la peau de ces sculptures est dessin. Qui en inverse les lois: ce qui est en creux apparait clair, préservé, tandis que les surfaces saillantes sont plus sombres, offrant ainsi une sorte de vision en négatif.

La Terre, la planète, est pour Sophie Bouvier Ausländer l’archétype de la sculpture. Dès lors, comment se relier à ce monde vu comme une sculpture si ce n’est par le dessin ? Retour sur les polarités, ici le plat et le volume, et le besoin de les relier toutes.

La réconciliation, c’est le Baiser chinois qui en illustre avec légèreté l’exercice. C’est Sophie exilée dans sa résidence artistique en Chine qui fait se rencontrer deux gouttes d’aquarelle dans une même flaque d’eau !

Marie-Fabienne Aymon

Le travail de Sophie Bouvier Ausländer a fait l’objet d’une exposition personnelle au Musée de Pully en 2014, elle expose actuellement dans une collective à la galerie Heinzer Reszler à Lausanne. L’excellente galerie Patrick Heide à Londres lui consacrera prochainement une exposition, après l’avoir présentée au salon du dessin Drawing now ce printemps à Paris, ville où elle exposait à la galerie Sobering au début de l’hiver 2016. Elle a fait une résidence d’artiste en Chine en novembre dernier et vient d’inaugurer une très belle intervention dans l’art public au Gymnase de Renens. Elle termine actuellement un doctorat (Phd) en sculpture à Londres. Avalanche est la troisième exposition de Sophie Bouvier Ausländer à la Fondation Louis Moret.

PARIS-MARTIGNY, PARCE QUE LA CARTE EST PLUS IMPORTANTE QUE LE TERRITOIRE

La FLM ouvre ses portes à deux curatrices, l’une est Française et l’autre Suissesse. Leur projet d’un échange d’artistes entre les deux pays s’est cristallisé autour de l’idée d’explorer le rapport au temps en Suisse et en France. Inspiré par l’auteur franco-suisse Blaise Cendrars et sa Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, ce face-à-face entre la jeune création suisse et française propose une réflexion sur le temps et le territoire, la représentation mentale d’un paysage intérieur.

« Un des lieux communs les plus éculés entre Suisses et Français est peut-être leur rapport au temps. Les Suisses sont lents et ont le temps pour chaque chose,
les Parisiens stressés n’ont le temps de rien.
Voyager au cœur de soi et faire le choix de son propre rythme, c’était le propos de Blaise Cendrars qui écrit si bien les heures différentes du monde et lie leur sonorité à des territoires. Il y a aussi chez Cendrars une forme de résistance instinctive, dont son rapport au temps fait partie.
Nous avons eu envie de donner les mots de Blaise Cendrars, tirés de sa « Prose du Transsibérien », aux six artistes choisis pour cet échange Paris-Martigny. Tous ont eu cette réflexion sur le temps de la carte, celui de la représentation mentale d’un
paysage intérieur ou celui de la construction de la mémoire.
Pour ouvrir ces expositions à Paris et à Martigny, nous avons demandé une action
à Michael Kimber, très jeune performeur issu de l’école d’art du Valais, dont la
réflexion lie, littéralement, les notions de temps et de territoire. »

Véronique Ribordy et Valentine Meyer

ORIGINEL

L’exposition Originel développe les réflexions qui sous-tendent l’ensemble du travail de Sophie Bouvier Ausländer ; identité et transmission en sont les mots-clés, citation, transformation et reconquête sont ses moyens.

Les aquarelles paysagées d’un arrière grand-oncle talentueux ont bercé une enfance à jamais disparue. Que faire? Les regarder, les reprendre et n’en garder que les couleurs, les verts plein des nuances des bouquets d’arbres et des bosquets, les roses, les jaunes d’un coucher de soleil qu’on n’oserait plus décrire, les bruns et les gris des terres et des écorces. Peindre cette palette sur de grandes feuilles et les passer ensuite à la machine à laminer, pour recycler des images qu’on ne peut plus produire tant l’époque a broyé nos mélancolies. En faire des rubans, des fils de mémoire enroulés en pelote. Rien n’est détruit et l’histoire continue. Entre les clous des châssis qu’elle fabrique, Sophie Bouvier Ausländer déroule la pelote de lanières de peinture, à droite, à gauche et retours jusqu’à ressusciter, si ce n’est l’image, du moins sa transfiguration vibrante. Et par là-même, souscrire, peut-être, à la légitimité de l’artiste. Dans cette série, Héritage, Sophie Bouvier Ausländer incorpore, en la revisitant, une certaine identité familiale artistique dans la lignée de laquelle elle s’inscrit.

À cette version déliée de la mémoire répond, à l’opposé, la compacité des Hypothèses: deux installations constituées de pelotes de lanières peintes, refermées sur elles-mêmes et enroulées jusqu’au cœur depuis qu’elles furent présentées dépliées à l’exposition du Centre d’art contemporain de Lacoux en 2008. Ensemble d’Hypothèses I, vert, est une variation à partir d’une seule aquarelle de Paul Bouvier, tandis que Ensemble d’Hypothèses II est composé à l’origine de peintures linéaires libres de références. Hypothèses contient donc son potentiel en boules serrées. Des milliers de vibrations colorées retenues captives dans une concentration à la forme si ludique, si légère, qu’on en oublierait presque sa nature : un travail fait de gestes répétés et un mode d’organisation d’une rigoureuse patience, une posture exigeante.

Le troisième versant du travail de Sophie Bouvier Ausländer se développe dans les Continuums ; des compositions d’entrelacs de lanières peintes, noir et blanc ou colorées, évoquent l’espace dans la peinture extrême-orientale à travers des paysages montagneux qui semblent constamment ramenés à la surface de la toile ; horizontalité des collages, verticalité des coulures, changement d’échelle subtilement conduits pour que l’œil voyage dans l’incertitude, la complexité optique brouille les pistes de la perception. Faut-il préciser que l’art de l’Extrême-Orient fait partie intégrante de l’héritage culturel et de la mémoire de Sophie Bouvier Ausländer par le biais d’un autre aïeul, conservateur au Musée Guimet à Paris.

Le filtre qui permet à l’artiste d’explorer et de conquérir les limites de son territoire passe donc par la fragmentation de l’image. Elle a vu et aimé la peinture du hollandais Willem de Kooning qui peignait des portraits de femmes prises dans la tourmente de son pinceau orageux. Il y a ici quatre Willem, des boîtes qui contiennent des vagues de lanières en vrac, belles et tourmentées, prisonnières, dans un geste spontané.Continuum enlacés, Héritage déliés, Hypothèses repliées, Spirales enroulées, ces peintures et leurs avatars de lanières posent inlassablement et profondément les questions de la transmission, ce que nous recevons, ce que nous en faisons.

Marie-Fabienne Aymon

PAPIERS

Des papiers, beaucoup de petits papiers, découpés, enduits de paraffine, collés un à un jusqu’à produire une sorte de pelage qu’on a envie de caresser, des papiers poinçonnés, percés d’une pointe dont on imagine le petit crissement sec répété des milliers de fois, qui tracent des paysages de patience blanche, des papiers percés à l’emporte pièce ou juste marqués par l’outil et qui font une dentelle changeante dans la lumière, des papiers pris entre deux verres pour fixer la transparence, tout un univers où le geste, résolument répétitif et dès lors méditatif, exprime à la fois le silence et l’action, la volonté perceptible et la réserve naturelle, la matière, simple et raffinée, et la pensée, nourrie de références à la fois personnelles et universelles.

Sophie Bouvier Ausländer vit et travaille à Ausland dit-elle, autrement dit à Lausanne, mais ce pourrait être ici, ailleurs, et partout. Le travail et le projet artistique de Sophie Bouvier Ausländer se nomment aussi Ausland; c’est le titre de toutes ces pièces, un terme générique un peu mystérieux, qui signale à la fois un lien patronymique entre la personne et son travail, et une affinité avec les résonances de sa signification – Ausländer se traduit de l’ allemand par étranger(e) –  qui parle d’ailleurs, de territoires connus ou inconnus, de parcours,  de cartographie. D’espace et de temps.

L’ailleurs ce peut être soi-même. Sophie Bouvier Ausländer avait commencé par explorer les contours du corps et de ses enveloppes, en écho à ses recherches d’étudiante sur le textile et la programmation de tissus intelligents. Déjà le poinçon tenait lieu d’outil de dessin, la perforation étant ensemble ligne et piqûre. Aujourd’hui, un petit trou après l’autre, d’un côté du papier puis de l’autre, dans un geste patient, répétitif, insistant, les papiers poinçonnés dessinent les cartes poétiques de territoires imaginés. Territoires du corps, encore, quand elle interprète la carte du réseau sanguin de la face, autant que territoires du mental lorsque ces sinuosités se répandent et se répondent, de reliefs en creux, de positif en négatif, en évoquant l’ irrigation nécessaire à toute forme de vie. La vie silencieuse dans l’atelier, trou après trou, une seconde un trou? Il y a du temps égrené ici.

Il y a du temps aussi et de la peau, ou de la fourrure, du velu, du doux dans les grandes pièces de petits papiers collés l’un après l’autre, dans une lente et régulière prolifération. Papier japon trempé dans la paraffine, papier sec qui devient un peu satiné, poudré ou plutôt glacé, comme on dirait d’un sucre. La couleur naturelle s’accentue à ce traitement; le bleu pâle du papier fin récupéré chez le grand-père révèle sa nature de bleu vert d’eau, le rouge d’un solide papier devient profond et théâtral, le bistre se fait beurre frais, coquille d’oeuf, le blanc a une pâleur de cierge. Et toujours ce désir de toucher, comme une reconnaissance, une affinité entre peaux. La lumière se faufile entre les lamelles du papier et accomplit son œuvre de coloriste subtile et fantasque.

Suspendues dans l’espace, en quête de la lumière dont elles se font le filtre, il y a ces pièces à l’emporte-pièce sur papier japon, des pastilles disséminées comme une pluie de gros confettis sur un support aérien, toute la légèreté du motif en réserve sur un fond poinçonné. Lorsque la pastille est réellement détachée, elle est réemployée plus loin, pour créer une opacité. Cousue d’un fil de coton, elle rappelle des gestes antérieurs où l’artiste délimitait des contours en piquant et cousant à la fois.

Toutes variations confondues, le travail et la position de Sophie Bouvier Ausländer tiennent essentiellement en deux notions itinérantes: addition et soustraction. Ôter de la matière en trouant et créer ainsi du volume, ajouter du nombre en répétant le geste, accumuler, recycler ce qui est ôté en l’additionnant. Avancer toujours, un point après l’autre, dans une volontaire économie de moyens, une certaine modestie du geste et toujours réfléchir à la signification du travail, à sa cohérence, préserver un certain mystère qui nous renvoie à nos perceptions individuelles; rappelons-nous que Sophie Bouvier Ausländer vit, travaille et s’expose à Ausland…

Marie-Fabienne Aymon