NOIR CLAIR

Après Géométrie douteuse en 2003, Peintures de droites en 2007, voici Noir clair, un autre titre à la manière de Jean Scheurer, une façon de dire que rien n’est jamais ni tout noir, ni tout blanc. Ce n’est pas que sa peinture soit approximative, bien au contraire. Elle est précise et lisible, les droites y sont très droites, les aplats impeccables, les rythmes tendus, les formats constants. Il y a une base solide construite sur des faits visuels, en rapport avec l’identité physique des éléments de la peinture : un carré est une forme neutre et équilibrée qu’une simple ligne traversante, horizontale ou verticale, peut dramatiser en créant deux formes, puis plusieurs, puis une multitude, un rythme, une musique. On a vu ainsi se développer des séries de toiles produisant, dans leur suite, une vibration optique, comme une onde musicale se propage. On en retient que la peinture de Jean Scheurer s’identifie bien avec l’infini des variations, comme dans la nature deux flocons ne seront jamais identiques, ni deux êtres, ni deux instants. Voilà une sorte d’exploration de la loi de l’impermanence au cœur même de l’image fixe.

Ainsi de ces cinq peintures aux carrés noirs, si ressemblantes et pourtant… Opérant un rétrécissement du format même de la toile, le carré noir peint est une surface de silence profond, une fenêtre ouverte sur la nuit du monde, la présence de toutes les couleurs ensemble dans l’absence de lumière (et encore, on sait depuis Soulages que le noir peut être une surface de lumière, et avant lui Malevitch en révélait la toute puissance). La différence entre chacune de ces peintures est le cadre peint autour des carrés, balayages gris, clairs, vivants, subjectifs, un peu flous, qui émargent et qui affûtent les points de vue. Peu de chose ? En effet, mais assez pour faire vibrer l’individualité de chacun ; tous différents, tous pareils. Beaucoup d’humanité.

Retour aux lignes : doit-on appeler « ligne » tout ce qui est étroit et « surface» ce qui est large ? Quand est-ce qu’une ligne cesse d’en être une ? Il y a, dans les peintures de Jean Scheurer, un jeu sur cette ambiguïté qu’il traite par une mise en à plat, et cela au moyen de la couleur. Le noir, le blanc, les orange, les gris, les jaunes, autant d’avancées et de reculades pour l’œil stimulé mais aucun point d’accroche spécifique tant la distribution, la question de la quantité des couleurs, est maîtrisée. Et l’œil voyage, y compris sur les tranches peintes des toiles, et sur le mur blanc qui s’incorpore entre deux peintures rapprochées.
A ce jeu de construction se mêle les toiles traversées de transparences, de délavés et de franges. Sans que la rigueur de la construction disparaisse jamais, Jean Scheurer introduit un geste qui s’étend, sous-tend, glisse sous le filtre de la géométrie. Ou effiloche les bords nets d’une surface. Le souffle, le hasard, le doute fécond confirment les règles.

Mais là, sur un diptyque, juste pour se contredire, c’est à la règle qu’il conteste la règle ! La diagonale fait irruption dans ce vocabulaire orthogonal, passe d’un petit carré brossé à un autre, grand, solide, pour y planter bien net la flèche de l’intranquillité. Rien n’est sûr, tout peut arriver. Noir clair…

Marie-Fabienne Aymon