ORIGINEL

L’exposition Originel développe les réflexions qui sous-tendent l’ensemble du travail de Sophie Bouvier Ausländer ; identité et transmission en sont les mots-clés, citation, transformation et reconquête sont ses moyens.

Les aquarelles paysagées d’un arrière grand-oncle talentueux ont bercé une enfance à jamais disparue. Que faire? Les regarder, les reprendre et n’en garder que les couleurs, les verts plein des nuances des bouquets d’arbres et des bosquets, les roses, les jaunes d’un coucher de soleil qu’on n’oserait plus décrire, les bruns et les gris des terres et des écorces. Peindre cette palette sur de grandes feuilles et les passer ensuite à la machine à laminer, pour recycler des images qu’on ne peut plus produire tant l’époque a broyé nos mélancolies. En faire des rubans, des fils de mémoire enroulés en pelote. Rien n’est détruit et l’histoire continue. Entre les clous des châssis qu’elle fabrique, Sophie Bouvier Ausländer déroule la pelote de lanières de peinture, à droite, à gauche et retours jusqu’à ressusciter, si ce n’est l’image, du moins sa transfiguration vibrante. Et par là-même, souscrire, peut-être, à la légitimité de l’artiste. Dans cette série, Héritage, Sophie Bouvier Ausländer incorpore, en la revisitant, une certaine identité familiale artistique dans la lignée de laquelle elle s’inscrit.

À cette version déliée de la mémoire répond, à l’opposé, la compacité des Hypothèses: deux installations constituées de pelotes de lanières peintes, refermées sur elles-mêmes et enroulées jusqu’au cœur depuis qu’elles furent présentées dépliées à l’exposition du Centre d’art contemporain de Lacoux en 2008. Ensemble d’Hypothèses I, vert, est une variation à partir d’une seule aquarelle de Paul Bouvier, tandis que Ensemble d’Hypothèses II est composé à l’origine de peintures linéaires libres de références. Hypothèses contient donc son potentiel en boules serrées. Des milliers de vibrations colorées retenues captives dans une concentration à la forme si ludique, si légère, qu’on en oublierait presque sa nature : un travail fait de gestes répétés et un mode d’organisation d’une rigoureuse patience, une posture exigeante.

Le troisième versant du travail de Sophie Bouvier Ausländer se développe dans les Continuums ; des compositions d’entrelacs de lanières peintes, noir et blanc ou colorées, évoquent l’espace dans la peinture extrême-orientale à travers des paysages montagneux qui semblent constamment ramenés à la surface de la toile ; horizontalité des collages, verticalité des coulures, changement d’échelle subtilement conduits pour que l’œil voyage dans l’incertitude, la complexité optique brouille les pistes de la perception. Faut-il préciser que l’art de l’Extrême-Orient fait partie intégrante de l’héritage culturel et de la mémoire de Sophie Bouvier Ausländer par le biais d’un autre aïeul, conservateur au Musée Guimet à Paris.

Le filtre qui permet à l’artiste d’explorer et de conquérir les limites de son territoire passe donc par la fragmentation de l’image. Elle a vu et aimé la peinture du hollandais Willem de Kooning qui peignait des portraits de femmes prises dans la tourmente de son pinceau orageux. Il y a ici quatre Willem, des boîtes qui contiennent des vagues de lanières en vrac, belles et tourmentées, prisonnières, dans un geste spontané.Continuum enlacés, Héritage déliés, Hypothèses repliées, Spirales enroulées, ces peintures et leurs avatars de lanières posent inlassablement et profondément les questions de la transmission, ce que nous recevons, ce que nous en faisons.

Marie-Fabienne Aymon