C’est dans le temps du rêve, Dreamtime, que Martin McNulty situe l’origine des formes, innombrables et indescriptibles, qui constituent le corpus de sa création. Dans la mythologie des Aborigènes d’Australie, le temps du rêve est l’ère qui a précédé la création du monde, lorsque tout n’était que spirituel et immatériel. L’écrivain-voyageur britannique Bruce Chatwin a décrit dans le livre Song lines (Le chant des pistes) comment les aborigènes marchent et s’orientent à travers le pays en chantant, pour ne jamais l’oublier, l’histoire de la création, le dreamtime… L’espace de la Fondation Louis Moret devient aujourd’hui le territoire d’une mise en scène qui organise le désordre initial, celui du ventre de l’atelier d’où sont issus chaque objet ; dessinés, polis et sagement peints ou à l’inverse, informes, déchirés, accidentés et soufflés, tous participent de cette invocation de la mémoire, une ligne de chant continue et hétérogène. Les lignes qui fusent sur les murs, les Song lines, redessinent et commentent les axes de l’architecture du lieu pour une installation sur mesure.
Que disent-elles du magma originel dont elles sont issues? Dans l’atelier de Martin McNulty, les objets entremêlés sont difficilement identifiables : tant de couleurs vives, de matières et de matériaux, tant d’éclat, de paillettes et de joie baroque auxquelles se mêlent cendres, miettes et brisures. Extraire des pièces et donner forme à la profusion, piocher dans le grand vrac et en sortir, selon une liste extraite d’un texte de l’écrivain Joy Sorman « coraux magiques, roses des sables, amibes flashy, lombrics aveuglants, protozoaires, spermatozoïdes, cristaux de sel, champignons hallucinogènes, berlingots phosphorescents, guimauves et méduses, chromosomes fluos ». A mi-chemin entre gourmandise et répulsion, délicatesse et overdose, joaillerie, déchet, miracle et apocalypse, l’abondance même de cette production la situe dans les références de la culture pop, celle qui est issue de la société de consommation plutôt que de la célébration de la nature. Car ici la couleur est artificielle, les résines sont synthétiques, les paillettes excessivement chatoyantes. Dans son texte à propos du travail de Martin McNulty, Sébastien Gokalp, conservateur au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, note que les artistes du Pop art, du post-modernisme comme Jeff Koons, Franz West et tous ceux qui se sont attaqués à la notion de goût en explorant l’idée de kitsch ont montré « à quel point l’exacerbation de clichés pouvait être une arme redoutable pour décaper le regard ».
Une série de dessins, Architectonic floats, met en scène des illusions d’espace, sortes de bases de constructions à la fois abstraites et futuristes, qui se jouent de la tension entre la forme qui domine, soulignée à l’aérographe, et l’environnement dans lequel elle flotte. Nous sommes là dans l’univers d’une fiction lisse comme ces dessins industriels qui illustraient, à travers des objets intrigants, l’idée d’un bonheur à venir. La mélancolie n’est pas loin. A ces constructions virtuoses de lignes emboitées en un seul mouvement, un geste qu’on retrouve aussi dans certains objets très dessinés, s’oppose le démantèlement total de la forme : Strings est une installation de cordes aux couleurs saturées de pigments, emmêlées dans une disposition sans forme fixe, posées sur une étagère. En anglais l’expression « on the shelves », (littéralement « sur les étagères ») signifie « laissé là pour plus tard »… Cette interprétation radicale de l’objet passé au hachoir et qui n’est plus que lignes, couleur, plaisir, destruction, reconduit la recherche de Martin McNulty du côté de la peinture la plus informelle, celle de Pollock peut-être. Dans le temps du rêve d’avant toute forme.
Marie-Fabienne Aymon